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Mamadou DIA

mamadou

3052km pour s’autoréaliser : comment construire son propre El Dorado ?

La différence majeure entre le développement et l’autoréalisation est que le premier revient à reprendre des formules et des ingrédients déjà connus des autres, tandis que la seconde signifie partir complètement de zéro. Cette philosophie est justement au cœur de tout ce que Mamadou Dia entreprend. En effet, la seule façon de produire du sens est de partir de ce qui existe déjà pour ensuite créer soi-même. Mamadou Dia a décidé de construire sa propre réalité, au sens littéral du terme. Après avoir traversé l’océan, passé des années à vivre en tant que migrant irrégulier en Espagne, écrit un livre (3052), et réussi à le publier de manière indépendante, il est finalement arrivé à la conclusion que son El Dorado était chez lui, au Sénégal. À Gandiol – un village de pêcheurs au nord du Sénégal – il a commencé à poser les bases de ce qui est aujourd’hui l’épicentre de la culture, de l’éducation et de l’optimisme. Site internet Facebook Instagram

Marianne : Mamadou Dia est un homme extraordinaire. Originaire de Gandiol, un village de pécheurs au nord du Sénégal, il était un jour un de ces migrants qui ont pris la pirogue. Arrivé en Espagne, il a commencé à décrire ses expériences dans un livre qui fut un énorme succès. Mais il ne s’est pas arrêté là. Parce que Mamadou, en plus d’être écrivain, il est aussi un bâtisseur, philosophe, rêveur … mais avant tout, pour moi, il est voyageur.  

Mamadou Dia : À l’âge de 15 ans, j’étais talibé. Donc, j’ai été talibé à Rufisque pendant deux ans et c’était une belle expérience aussi qui m’a permis de découvrir la vie, de découvrir la rue. Et après, à l’âge de 17 ans, ma mère a pensé vraiment que je devais sortir du pays donc mon premier voyage c’est vers la Gambie avec mon sac à dos et quand je suis retourné de la Gambie à l’âge de 18 ans, elle m’envoie aussi directement – mais tous ces voyages, je le faisais seule hein – elle m’envoie directement à la Mauritanie. Donc je suis parti découvrir la Mauritanie, à l’âge de 18 ans. L’Espagne ne figurait pas dans mes objectifs. 

Marianne : Pour ceux qui ne connaissent pas, le talibé est un enfant, souvent des garçons à bas âge, qui étudient le coran. Les talibés vivent souvent loin de leurs parents, dans une grande ville ou même un autre pays, où ils rejoignent une école coranique appelée Daara, gérée par un Marabout ou guide spirituel. Les talibés apprennent à vivre une vie très simple, loin du matériel. Ils survivent parfois grâce à la mendicité, et passent une grande partie de la journée dans la rue. Pourtant cette expérience n’était en rien comparable à la vie en Europe. 

Mamadou Dia : Du coup, c’est en Espagne que je commence « le monde développé » entre guillemets que je commence réellement à expérimenter dormir dans la rue. C’est en Espagne entre guillemets, « le monde développé » que je commence réellement à avoir faim, je n’ai jamais eu faim, je n’ai jamais eu faim chez moi, même si j’ai été talibé je n’ai jamais eu faim. Je parlais le français, l’anglais et le portugais. Donc, du coup, je croise un Espagnol et j’essaie de lui parler en français. Il me dit “Je ne comprends pas”. J’essaie de lui parler portugais, il me dit “Je ne comprends pas”. J’essaie de lui parler en Anglais, il me dit “je ne comprends pas”. Et après, c’est moi qui suis pauvre, non, donc, je commence à démystifier réellement ce que ça veut dire d’être pauvre.  

Marianne : C’était pour lui le début d’un autre voyage, un voyage interne à la recherche de soi-même et de sa place dans le monde dans lequel il s’est trouvé, et même le monde auquel il appartient.  

Mamadou Dia : Nous, on avait une place dans la société, c’était de vendre dans la rue ou bien de travailler dans les champs. Et moi, je ne voulais pas le faire. Donc, du coup, pour beaucoup de migrants, c’était comme : donc tu es venu ici pour être la désolation de ta famille, donc tu es venu ici pour travailler, pour aider ta famille. Il faut accepter ce qu’il y a et moi, je disais : “non, je ne veux pas accepter ce qu’il y a …” comme, c’était comme de l’humour quoi, je disais : “avec tout ce que ma mère a dépensé pour mes études, je ne veux pas venir l’étaler ici au bord de la mer. Je ne peux pas. Il faut que je … et que ma mère me le disait tout le temps, elle me disait “Mamadou, toi, tu n’as pas beaucoup de force. Il faut étudier et sache que le bic est l’élément de travail, le moins … le plus léger. Et c’est lui qui commande le plus. Donc étudies parce que toi, t’as pas de la force”.

Mamadou Dia : Donc, j’avais écrit une lettre à mes amis, parce que je ne pouvais pas leur dire que j’allais prendre une pirogue, pour leur faire mes adieux en leur disant que j’étais têtu et que j’avais pris cette décision d’aller voyager dans une pirogue, mais que s’il y avait deux issues : ou bien je sors vivant de ce voyage et j’allais écrire un livre pour raconter l’aventure la plus risquée de ma vie ou bien c’est l’expérience de Mamadou qui allait terminer en mer. Donc, quand je suis arrivé, j’ai commencé à écrire ce bouquin, et à ce moment-là, j’ai calculé la distance entre Dakar et Murcie, Dakar d’où je suis sorti, notre pirogue a quitté Dakar, et Murcie c’est une région dans le sud de l’Espagne où j’ai vécu mes premières années en Espagne. Donc c’était 3052 km, donc en fait 3052km poursuivant un rêve. 

Marianne : Entre rêve et réalité, les obstacles se dressent. Mais Mamadou n’est pas prêt à abandonner rapidement son rêve a lui.

Mamadou Dia : Je n’ai jamais étudié l’espagnol et connaissant les conditions dans lesquelles vivent et sont traités les migrants en général en Europe, il n’y a pas un éditeur qui est prêt à mettre de l’argent pour que tu édites ton livre. 

Intermezzo musical 

Mamadou Dia : Arrivé au bout d’un moment, j’ai commencé à regarder des vidéos de YouTube pour savoir comment faire une autoédition. Je suis parti à Barcelone étudier le design. Une fois que j’ai terminé donc, j’ai appris à faire de l’autoédition et j’ai édité mon livre.

Mamadou Dia : Et j’ai eu la chance que ce fût le premier livre écrit par quelqu’un qui avait pris une pirogue en espagnol et très tôt, le livre a eu une très, très, très grande publicité et on a pu vendre des milliers d’exemplaires. Et ça, ça a changé totalement ma vie. Ça a changé totalement ma vie parce que ça m’a permis en un temps record, je pense que j’ai arrêté de compter les conférences que j’ai fait quand je suis arrivé à 500. J’ai fait plus de 500 conférences dans beaucoup de pays, dans beaucoup de villes, dans beaucoup d’universités. Ça m’a permis réellement de connaître que l’Eldorado, on doit le construire. Et pour moi, notre Eldorado, c’est Gandiol. 

Marianne : C’est ainsi que le livre et les voyages qui suivent marquent le début d’un troisième voyage : un voyage de retour. A travers ses écrits et ses réflexions, Mamadou se rend compte que ses mots, ses pensées et ses pieds ne sont pas au même endroit.   

Mamadou Dia : Il y a une partie de mon livre qui s’appelle “La lettre à mon frère Assane”, où je parle à Assane et je lui explique : il y a un bout de moment je lui ai dit que : “ne crois pas à nos frères qui retournent en leur disant que l’Europe les a réussis. Et ce qu’ils racontent est différente de la réalité et il y a beaucoup de gens qui ont eu des déceptions, mais ils ne peuvent pas retourner avec les mains vides et ils sont coincés ici. Et je me suis dit je me suis dit directement : “mais t’es en train de dire ça à ton petit frère et tu es là”, si réellement tu crois que le futur est là-bas et que nous devons le développer, toi aussi, tu dois être là-bas. Donc, petit à petit, je disais que je dois retourner et il y a beaucoup plus de choses à faire là-bas qu’ici. 

Marianne : Mamadou a décidé de rentrer et de construire ces propres projets. Et quand je dis « construire » tu peux le prendre littéralement. Utilisant des techniques

traditionnelles et adaptées, et rien que la main d’œuvre locale, Mamadou et son équipe ont transformé son village, brique par brique. Mais à nouveau ici, même dans la construction, ce n’est pas la destination, mais le chemin qui compte.  

Mamadou Dia : Ha Ha Tay signifie éclat de joie. Voyez en fait Ha Ha Tay est un cadre où il y a que des jeunes, notre organisation, la moyenne d’âge c’est 23 ans et donc c’est un espace où il y a liberté pour les jeunes de dire que notre méthode d’apprentissage va être apprendre en faisant qu’on puisse apprendre de nos erreurs. Par exemple, dans la construction ou bien dans beaucoup de projets, souvent, on lève, on soulève des murs, on se rend compte que le mur n’est pas droit, on le fait tomber directement et on reconstruit le mur. Que nous-mêmes nous prenons des chemins pour nous réaliser et qu’on puisse apprendre de ce chemin là à faire des erreurs, accepter les erreurs comme une partie importante du chemin et du chemin de la réalisation. Quand on regarde notre village, presque tous les projets et toutes les infrastructures qui ont été conçus, c’est nous-mêmes qui les ont construits. 

Marianne : Dans nos conversations, Mamadou m’avait souvent parlé de l’importance de ce qu’il appelle « autoréalisation » et je me demandais quelle était la différence entre l’autoréalisation et le développement pour lui.  

Mamadou Dia : Pour moi, la différence qu’il y a entre auto-réalisation et développement c’est que le développement, est réellement pour nous, ça nous pousse à regarder l’autre, à regarder l’autre et à nous, à nous comparer à d’autres systèmes. Sinon, nous nous comparons à un autre système, cela dit que nous sommes prêts à que ce système là nous corrige, nous dit comment s’y prendre parce moi, si je devais prendre un chemin que toi tu as déjà fait, c’est fort possible que je te dise comment s’y prendre dans ce chemin-là et que toi, tu te positionnes en me disant : ‘’ah pour prendre ce chemin-là, il faut”. Et l’auto-réalisation, un projet communautaire interne, c’est la communauté qui regarde, qui se regarde elle-même pour dire où nous voulons aller, qu’est-ce que nous avons comme projet ? 

Mamadou Dia : Parce qu’aujourd’hui, on le sait, que les questions de croissance économique ont poussé un autre monde à arriver à un niveau de pauvreté extraordinaire mais si nous n’avons pas ce regard face à ces projets de développement et que nous voulons coûte que coûte les avoir, ça nous coûte beaucoup. Et souvent, vous le voyez, les experts internationaux nous coûtent beaucoup d’argent et une fois qu’ils viennent ici travailler dans un projet, ils partent, le projet s’écroule réellement parce que c’était du copier-coller. Ce n’était pas un projet approprié par notre communauté et il y a dix mille projets depuis nos indépendances jusqu’à maintenant qu’ils ont échoué. 

Marianne : Dans l’autoréalisation, y-a-t-il alors une place pour la sensibilisation ? 

Mamadou Dia : Moi, je ne crois pas trop l’idée de sensibilisation comme on fait. On va sensibiliser les jeunes, on fait des caravanes, on leur dit que la mer est dangereuse, que vous allez mourir, qu’en Europe il n’y a rien… Pour moi, c’est un gaspillage d’argent et d’énergie énorme. J’y crois pas du tout. Pour moi, ce qui est important, c’est l’action. Moi, je voulais réellement rentrer à Gandiol, être dans un petit espace et essayer de voir si les mots pouvaient prendre corps réellement, si réellement, il y a quelque chose à faire et comment, comment on doit faire ça ? Moi, quand je suis retourné d’Espagne, c’était ça mon seul objectif, c’était de construire, c’était de construire quelque chose, voir réellement quelle capacité de construction nous avons. Pour moi, ma question de sensibilisation, c’était ça. C’était réellement de démontrer aux jeunes qu’ici, on pouvait construire quelque chose.

Marianne : Merci d’avoir écouté cet épisode de notre série migr’histoires. Pour suivre les autres épisodes de la série, rendez-vous sur la chaine Yenna ou sur la plateforme de streaming de votre choix.  

Ce podcast est réalisé par l’OIM et financé par le gouvernement du Royaume-Uni.   

“Les points de vue, les pensées et les opinions exprimés dans ces podcasts n’appartiennent qu’à l’orateur, et ne reflètent pas le point de vue de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), de ses partenaires ou de ses donateurs. Ce podcast est protégé par creative commons et peut être utilisé par des tiers sous certaines conditions. Pour plus d’informations, contactez awrdakar@iom.int.”